Michael Powell et Emeric Pressburger. Le Narcisse noir ( Black Narcissus ).
Loin des ambiances du film et du roman noir, je ne résiste pas au plaisir de vous parler du Narcisse noir, film flamboyant que je viens de présenter lors d' une séance de Ciné-club.
Au coeur de l'Himalaya, un groupe de nonnes sous la direction de soeur Clodagh s'installe dans un ancien harem situé sur un piton rocheux que le seigneur local souhaite transformer en dispensaire. Les cinq soeurs de la Congrégation de Marie auront comme charge de soigner et d'éduquer la population locale, c'est à dire leur enseigner l'anglais. Dean, un anglais au franc parler, est chargé de les aider dans leur installation. Connaissant le pays, il sert d'intermédiaire , de médiateur entre la population montagnarde et les religieuses. L'isolement et la solitude pèsent progressivement sur les nonnes, entre-elles des luttes mesquines de pouvoir et des tensions surgissent .
L'isolement vient du lieu un monastère battu par les vents, perdu dans les montagnes himalayennes. Mais il naît aussi de l'attitude colonialiste des soeurs qui ne cherchent à aucun moment à comprendre les traditions, les coutumes, la langue des villageois. Elles essayent de dicter leur vision du monde, leur conception religieuse en imposant par exemple le son de leur cloche aux habitants. Soeur Clodagh souhaite qu'un moine ermite bouddhiste se déplace pour leur laisser la place.
Dans ce lieu hanté par les esprits de l'ancien harem, les vacillements intérieurs ,les frustrations, , les refoulements sexuels se révèlent. Chaque apparition de Dean cristallise les dési rs enfouis, déclenche les fantasmes, fait resurgir le passé. L'érotisme rejeté par les nonnes au nom de la religion s'affiche avec l'arrivée d'une jeune indienne vagabonde fière de son corps et de sa séduction. Soeur Clodagh doit convaincre soeur Ruth de ne pas céder à la tentation, mais ses paroles résonnent comme un dialogue intérieur, une forme d'exorcisme de ses propres pulsions.
Le film ne suit pas une construction dramaturgie classique de cause à effet mais il repose essentiellement sur l'atmosphère, l'ambiance, les ressentis. Powell a su créer un univers de sensations . Les parfums des fleurs au nom parfois évocateur éveillent les sens, de la Forget Me Not (ne m'oublie pas. le myosotis) à la Sweet Pea (doux pois. pois de senteur) et bien sûr le narcisse noir. Parfois Le vent s'engouffre dans les couloirs en soulevant un rideau tel un fantôme, puis le silence s' appesantit ou la musique de Brian Easdale se coule sur les images. Le passé du monastère, ancien harem, ressurgit au coin d'un mur couvert de fresques. La magie du film c'est de nous faire croire à la réalité du lieu alors que décor a été entièrement réalisé en studio .
Tout est factice, tout est trucage sauf le ressenti du spectateur qui se retrouve isolé à 8000 mètres au coeur du Népal. Mais les premiers acteurs du film sont la lumière, la couleur, l'éclairage et le traitement du cadre. C'est l'oeuvre du chef opérateur Jack Cardiff, qui fait chanter les couleurs envahissant l'écran. Il s'inspire de tableaux de maître, de Vermeer surtout, mais aussi de Van Gogh, de Rembrandt ou du Caravage . Il maîtrise toutes les possibilités du technicolor en jouant sur des contrastes saisissants. Ainsi à des espaces fortement éclairés il oppose la pâleur des aubes et la blancheur des nonnes.Il sature parfois les couleur, il crée sa propre palette. L'éclairage donne au décor son aspect fantastique, comme un peintre il joue de toutes les possibilités de la lumière. Chaque plan traduit les sentiments, les émotions. Soeur Ruth devient sous la baguette de Cardiff une femme sensuelle, magnifique ou inquiétante. En présence de Soeur Clodagh, elle applique son rouge à lèvre, geste de rébellion, de sensualité mais aussi de sang et de mort.
Le casting et la direction d'acteurs ne souffrent d'aucune faiblesse. Deborah Kerr interprète une splendide Soeur Clodaghson, son jeu tout en retenu permet de comprendre les doutes profonds du personnage. En face d'elle se dresse la torturée et inquiétante soeur Ruth , jouée avec brio par Kathleen Byron. La beauté et l'érotisme de Jean Simmons font trembler les murs du couvent.
Et pour conclure il suffit de citer Martin Scorcese. Les films de Michael Powell et Emeric Pressburger sont grandioses, poétiques,remplis de sagesse, d'aventure et d'obstination, en extase devant la beauté, qu'elle soit naturelle ou recréée, profondément romantiques mais pourtant dépourvus de tout compromis. Un bel hommage de la part d'un des plus grands cinéastes américains.